Pratique artistique ancestrale et multiculturelle à l’histoire bousculée, le tatouage s’impose depuis quelques décennies sur les corps contemporains. Sa popularité d’aujourd’hui n’est pour autant pas gage de reconnaissance académique. Figurera-t-il, un jour, dans la grande famille du fine art ? Histoire d’un art qui grave ses lettres de noblesse.

Le tatouage, de son étymologie polynésienne tatau, dérive de l’expression « ta atouas », soit littéralement « marque des dieux, des esprits ». James Cook, cartographe, explorateur et navigateur britannique, est un des premiers à faire apparaître l’occurrence anglaise tattoo dans ses journaux de voyage. Notamment, lors de son second périple autour du globe, cette fois sur les eaux australes, entre 1772 et 1775. C’est en 1798 que le terme francisé apparaîtra, pour la première fois, au sein du dictionnaire de l’Académie française.

Shop de tatouage
Shop de tatouage

En pratique

À la portée décorative et/ou symbolique, cet art s’imprègne avec autant de procédés techniques que de styles graphiques. La réalisation s’effectue par suture, incision ou injection entre le derme et l’épiderme (1 à 4 millimètres de profondeur). À l’encre noire, colorée voir transparente (tatouage blacklight), elle se fait à l’aide d’aiguilles ou d’objets à pointe. Du handpoke au dermographe, on attribut l’invention de la première machine à tatouer électrique à Samuel O’Reilly. C’est en décembre 1891, à New-York, qu’il en confectionne les plans. De nos jours, les artistes tatoueurs utilisent les appareils au fonctionnement rotatif ou à bobines à des fins différentes : tracer, ombrer, remplir.

Tatouage en cours de création
Tatouage en cours de création

De l’art primitif…

L’usage de la scarification pigmentée est attesté depuis le néolithique. Ötzi, homme des glaces, mort autour de 3300 avant notre ère, arbore des marques corporelles. Il a été découvert dans les Alpes italo-autrichiennes à la fin du siècle dernier. Les traits parallèles observés sur son dos et ses jambes seraient le témoignage d’une ancienne forme d’acupuncture pratiquée en Eurasie.

C’est entre 5000 et 1500 avant l’ère commune que la pratique serait arrivée aux Amériques. Les tatouages, à l’instar des peintures corporelles, remplacent alors l’habillement et manifestent l’appartenance à une tribu, un rang social. En Afrique, on estime son apparition vers 3000 avant notre ère. Croissants ou losanges s’imprègnent sur les visages des maghrébin.e.s à des fins esthétiques, magiques ou religieuses. Au centre du continent, c’est une parure qui marque des étapes importantes de la vie de l’individu dans la communauté et permet, ainsi, de se distinguer des esclaves. En Asie, le tatouage revêt un caractère sacré, fidèle aux croyances bouddhistes, hindouistes et aux traditions magico-animistes.

Sur le territoire européen, la pénétration pigmentaire est aussi appréciée. Les hommes et femmes de l’Antiquité portent des motifs figuratifs (animaux et créatures fantastiques). Néanmoins, les civilisations dominantes de l’époque n’accordent pas autant de valeur à la pratique. Lorsque chez les Romains, on utilise le tatouage pour marquer les soldats de la légion. En Grèce, les esclaves se voient contraints d’être entaillé du nom de leur maître. Par la suite, et dès le début des religions monothéistes, les tatouages se raréfient sur le continent. Elles sont les marques du diable et proviennent de rites païens. Interdite dans l’ancien testament, la condamnation de sa pratique sera même ratifiée par la bulle pontificale du Pape Adrien Ier, en l’an 787. Cet art ne reverra la lumière du jour qu’un millénaire plus tard.

À l’art populaire

Les marins, grâce à leurs noirs récits de chairs, en font redécouvrir les usages au XVIIème siècle. Le tatouage devient alors l’apanage des marginaux. Marqueur d’appartenance au monde de la pègre, exercice courant en prison… Il est aussi infligé aux esclaves fugitifs des colonies du nouveau monde. Sa pratique est signe d’exclusion sociale volontaire ou contrainte, du non-respect de l’ordre imposé. Que celle-ci soit soumise par punition, ou choisie par protestation. Au Japon, les prostituées s’injectent par elles-même de l’encre dans le bras, la main, la poitrine ou le visage. Le clan Yakuza naît alors, célèbre autrement que pour ses crimes, par l’esthétisme foisonnant des tatouages aux lourdes significations de ses membres.

À l’orée du XXème siècle, ce sont des personnalités politiques qui se font tatouer leurs armoiries familiales ou, encore, des symboles liés aux pouvoirs qu’ils exercent. Lors de la Seconde Guerre mondiale, les déporté.e.s à Auschwitz sont tatoué.e.s dès le printemps 1942 d’un numéro de matricule, en signe de leur déshumanisation.

Il faut attendre la fin de cet épisode douloureux pour que les premiers shops ouvrent, et les années 70 pour qu’ils se généralisent. La clientèle s’y rend en signe de rébellion : on les appelle les mauvais garçons, les mauvaises filles. Dans les années 90, la savoureuse transgression se joint à la dimension esthétique du tatouage. Il est à nouveau reconnu. La pratique se popularise alors, jusqu’au phénomène de société qu’on lui connait aujourd’hui.

Le tatouage comme narration de vie
Le tatouage comme narration de vie

Un manifeste des corps contemporains

Le tatouage répond au besoin actuel de se réapproprier son corps, continuellement aliéné par les imageries marketing normatives liées au consumérisme. Se tatouer, c’est aussi le désir d’exprimer artistiquement son soi existant, sans-cesse désorienté par la richesse des signes et symboles qui composent, aujourd’hui, la culture mondialisée. Si le tatouage a désormais le vent en poupe, c’est parce qu’il est un moyen de se signifier au monde, celui-là même où l’individualisme règne en maître.

Le monde contemporain témoigne du déracinement des anciennes matrices de sens. Fin des grands récits (marxisme, socialisme, etc.), éparpillement des références de la vie quotidienne, fragmentation des valeurs. Dans ce contexte de désorientation l’individu trace lui-même ses limites pour le meilleur ou pour le pire, il érige de manière mouvante et délibérée ses propres frontières d’identité, la trame de sens qui oriente son chemin et lui permet de se reconnaître comme sujet. Certes, la souveraineté personnelle est limitée, bornée par les pesanteurs sociologiques, l’ambiance du temps, la condition sociale et culturelle, l’histoire propre, mais l’individu a l’impression, lui, de décider de sa condition.

David Le Breton, dans « Signes d’identité : tatouages, piercings, etc. », Journal français de psychiatrie 2006/1,

À titre personnel, se faire tatouer, c’est un révélateur, un motif d’empouvoirment. C’est donner un angle de lecture de soi. Je sais que je serai entièrement tatoué.e, de la tête aux pieds, c’est une évidence. Le signifiant ne se situe pas dans le motif en soi, mais dans le processus. Se faire tatouer, c’est faire identité. C’est une démarche d’art total, d’être et de faire œuvre avec son corps. Sur des pièces qui prennent des membres entiers, la réappropriation est telle que le comportement et la perception du corps changent. Se faire tatouer, régulièrement, et à vocation de recouvrir son corps entièrement, c’est aussi faire rituel. Rituel par la douleur, par l’épreuve de la séance, par la cicatrisation. L’analogie avec le rituel dans une société occidentale en pertes de repères devient nécessaire. Se faire tatouer, c’est faire pulsion de vie. Se tatouer, c’est être.

Gaïïa, 22 ans

CONCLUSION

Auparavant rituel de passage d’anciennes civilisations, le tatouage prend ensuite la forme de revendications marginales méprisées par les sociétés occidentales. Aujourd’hui, il fait phénomène, et de façon exponentielle. C’est toute une génération de tatoué.e.s qui, en ce moment même, voit le jour. Les protagonistes actuels du monde des beaux-arts n’en sont néanmoins pas à louer au tatouage de nouvelles considérations. En ces termes, il demeure art populaire. Et c’est peut-être pour le mieux : rester en dehors de la hiérarchisation artistico-culturelle prônée par l’idéologie élitiste. Celle qui, a fortiori, isole les œuvres ou les disciplines de toutes les dimensions sociales, économiques et politiques qui les ont fait naître.

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Par  Charlotte Gabriel,

Charlotte, parisienne de naissance et marseillaise d’adoption, se passionne pour l’histoire culturelle, la sociologie et l’anthropologie du corps et des genres. Professionnelle polyvalente dans le secteur de la culture, elle aime jouer des finesses de l’écriture et vibrer de rencontres en partage. Son univers ? Les cultures alternatives, la french touch et les tendances artistiques émergentes.

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