Qu’on pense aux sommes parfois astronomiques qui s’échangent en maisons de vente pour un tableau de maître ou au débat sur la gratuité des musées, la place de l’argent dans le monde de l’art et de la culture semble toujours faire débat, quand elle n’est pas taboue.

Y a-t-il vraiment une opposition frontale entre les paillettes du marché de l’art et le travail acharné de bénévoles pour rendre la culture accessible à tous ? Donnons la parole à deux professionnels du secteur qui, avec leur vision complémentaire, nous expliquent que la notion d’argent, ce n’est pas si simple. Laure Armand d’Hérouville est consultante en stratégie pour les musées et conceptrice-rédactrice spécialisée dans le secteur culturel et patrimonial. Nicolas Samson Agnez est galeriste, art advisor ainsi que rédacteur spécialisé arts et culture.

L’art et la culture ont-ils un prix ?

Nicolas Samson Agnez : L’art et la culture sont deux grands secteurs qui apparaissent souvent loin des réalités. La raison vient de l’enseignement en France qui, dès notre plus jeune âge, du maniement de la pâte à sel durant les cours d’arts plastiques aux prémices des rares notions d’histoire de l’art véhiculées durant l’enseignement secondaire, nous fait croire que les domaines artistiques et culturels sont surtout liés aux institutions et à l’Etat. Il est vrai que nous avons la chance d’avoir un Ministère de la Culture, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays ne l’oublions pas. Mais il est légitime de se demander qui œuvre pour la culture en France.

Les fonctionnaires et consultants du ministère ne sont pas les seuls à agir pour la création artistique et plus largement la culture. Nous avons également les galeristes, les commissaires d’expositions, les fondations et associations, les collectionneurs. Ensemble ces acteurs agissent considérablement pour la mise en avant du travail des artistes, leur promotion et médiation ensuite auprès du grand public. Et n’oublions pas qu’une exposition organisée par une galerie d’art marchande constitue un événement gratuit accessible par tous.

Il est important aussi de rappeler que les premiers musées en France se sont créés grâce aux dons et aux soutiens des amateurs d’art de la première heure. Ces œuvres que nous pouvons admirer ont été achetées par des privés, puis par les musées. Nous notons ici l’interdépendance forte entre un marché de l’art dont l’existence est inévitable et qui va de pair et accompagne l’art et la culture au sens théorique, noble et premier du terme.

Salle de vente
Salle de vente

Laure Armand d’Hérouville – Comme le relève très justement Nicolas, chaque œuvre a un prix. Derrière chaque production artistique, qu’elle soit picturale, littéraire ou musicale, se trouve un créateur, qui doit être rémunéré pour son travail. Le principe du droit d’auteur est d’ailleurs là pour s’en assurer, au-delà des mécanismes du marché de l’art. Cependant, l’art et la culture sont parallèlement un patrimoine de notre humanité. Quel qu’en soit le détenteur légal, un tableau de Van Gogh, l’enregistrement d’une sonate de Chopin, un château ou un temple construits il y a 5000 ans ou même 500, un manuscrit original de Montaigne, sont des pierres à l’édifice de notre culture commune et doivent pouvoir bénéficier à chacun, même dans un cadre restreint.

Un accès qui peut être limité dans le temps ou dans l’espace, qui peut avoir un coût, il va sans dire. Les technologies numériques permettent pourtant de supprimer progressivement ces barrières, et l’extraordinaire explosion de contenus culturels accessibles gratuitement en ligne pendant le confinement dû à la crise du coronavirus en témoigne vivement. En outre, en France, l’inaliénabilité des biens du domaine public sort de facto du marché de l’art toutes les œuvres appartenant à des musées publics : cette culture-là n’a plus de prix.

Peut-on chercher à gagner de l’argent tout en se proclamant d’intérêt général ?

LAH – Rappelons ce qu’est l’intérêt général : il constitue un intérêt commun de la collectivité, qui prime sur les droits individuels. A ce titre, il assure que l’action de l’Etat bénéficie à tous. Pour revenir au champ artistique et culturel, les équipements publics – théâtres, musées, bibliothèques – mais aussi les associations reconnues d’intérêt général doivent donc agir pour le plus grand nombre, c’est-à-dire œuvrer à la démocratisation culturelle par la médiation, par des actions permettant de toucher les publics défavorisés, par une programmation qui prenne en compte la diversité de la population – diversité de cultures, de niveau de formation, d’âges, etc. – ou encore par une politique tarifaire adaptée.

A ce sujet, justement : l’accès à la culture doit-il être gratuit ? Les équipements culturels peuvent-ils chercher à gagner de l’argent ? Le droit français donne une réponse : une des conditions de l’intérêt général est d’être à but non lucratif. Cela ne signifie pas la gratuité. Des tarifs, même élevés, peuvent être appliqués. Ils serviront d’ailleurs à rémunérer les artistes, à prendre en charge les salaires des équipes et les frais d’organisation de l’exposition ou du festival concerné. Si un excédent demeure – ce qui est rarement le cas dans les équipements publics largement subventionnés – il servira exclusivement à financer le développement des activités futures de l’établissement et ne pourra pas être reversé comme dividendes. L’intérêt général exclut donc l’enrichissement personnel, mais pas le bénéfice.

Lamartine repoussant le drapeau rouge à l'hôtel de ville, le 25 février 1848
Lamartine repoussant le drapeau rouge à l’hôtel de ville, le 25 février 1848

NSA – Il s’agit d’être réaliste et Laure l’a fort bien écrit en soulignant que le but non lucratif de l’intérêt général n’est pas synonyme de gratuité. Car finalement, une politique tarifaire adaptée à chaque équipement culturel et sa population visée n’est que le gage du bon fonctionnement de l’équipement culturel et de sa pérennisation. L’argent pour entretenir, l’argent pour développer. Les visiteurs, utilisateurs ou spectateurs ne peuvent être que demandeurs d’une bonne programmation, d’un festival aux invités renommés et pouvant nous livrer un regard à l’international. Pour ce faire, les subventions accordées ne sont pas toujours suffisantes.

Pour un équipement public la course aux subventions d’une année sur l’autre peut rendre l’exercice fastidieux au détriment de la mission créative initiale. Parfois l’évocation de l’intérêt général revêt quelques limites et peut même faire polémique, ainsi en est-il d’initiatives relevant de groupes au fort ADN artistique. Ainsi en est-il de la Fondation d’Entreprise Louis Vuitton qui revendique une mission d’intérêt général et fait payer un prix élevé ses expositions et même l’accès à son bâtiment vide, entre deux expositions, ceci malgré les conditions fiscales particulièrement avantageuses dont elle bénéficie au nom de sa politique de mécénat. Il est certain que le message et l’image laissés par de telles entreprises confortent les incompréhensions liées à l’économie de la culture.

La gratuité est-elle gage de démocratisation culturelle ?

LAH – C’est une évidence, les publics dits éloignés de la culture le sont notamment à cause de la barrière de l’argent. C’est pourquoi la plupart des lieux culturels proposent des tarifs réduits ou la gratuité aux personnes en recherche d’emploi ou aux bénéficiaires de minimas sociaux. C’est pourquoi également, on peut visiter gratuitement de nombreux musées le premier dimanche du mois ou même toute l’année. L’expérience prouve que la gratuité permet d’augmenter la fréquentation. Cependant, seule, elle ne permet pas de diversifier le public.

En un mot, sans une politique active de démocratisation culturelle et de développement de l’attractivité d’un site, la gratuité ne sert qu’à faire venir plus souvent les personnes qui viennent déjà. En revanche, dans le cadre d’une politique de développement des publics, la gratuité est indispensable pour donner les moyens aux publics défavorisés d’effectivement passer la porte de l’établissement culturel qui leur aura tendu les bras.

La gratuité

NSA – Le développement des publics passe par la gratuité, il s’agit d’un outil mais il n’est pas gage de diversification. En cela l’analyse de Laure est à partager. J’aimerais reprendre mon exemple de la Fondation Louis Vuitton. Il n’y a pas lieu plus emblématique de l’élitisme culturel et artistique et ainsi l’on y voit sans surprise une certaine population qui a l’habitude de côtoyer les espaces culturels, les musées, les galeries.

Même si on envisageait la gratuité de l’entrée à la Fondation Louis Vuitton, je suis prêt à parier que la majorité des personnes qui n’ont pas la chance d’être guidées vers la création en raison de facteurs sociaux, culturels et éducatifs, n’y mettraient jamais les pieds. Pour cause : un lieu trop connoté et trop intimidant. Et c’est là que le travail dit de démocratisation culturelle a toute son importance. Les équipes de médiation d’un lieu comme la Fondation Vuitton exercent ce rôle avec passion, avec des visites spécifiques dédiées aux scolaires le matin notamment, mais les moyens qui leurs sont donnés sont faibles, car tout est question d’intérêt.

Marché de l’art vs culture pour tous : doit-on choisir ?

NSA – Qu’entendons-nous par « marché de l’art » ?A l’occasion du colloque en date du 17 Avril 2019 à l’Institut de France, sur le thème un brin provocateur « L’art peut-il vivre sans le marché de l’art », l’ancien ministre de la culture Franck Riester nous livre cette formule : « Le marché de l’art organise l’échange, il est donc le lieu où l’on transmet l’œuvre et son message ». Cette question posée lors de ce colloque n’est pas si éloignée de celle abordée ici concernant l’argent, cependant il est nécessaire de noter que la culture revêt un sens beaucoup plus vaste que l’art, et ceci d’autant plus en France.

« Que recouvre le terme de culture dans l’esprit des Français ? », le chercheur Jean Michel Guy nous livre une étude passionnante sur ce sujet, datant de 2016, en lien avec le Ministère de la Culture et de la Communication. Et sans aller trop en profondeur, il semble qu’il y ait une représentation commune du mot culture à la population française et dans un sens très large. Cette vision de la culture comme assimilée aux beaux-arts, à la littérature semble dorénavant scolaire et ancienne et la conception dominante associe les voyages, la cuisine et même la science à la culture.

Il en résulte que l’opposition « marché de l’art et culture » est réductrice et ne s’attache qu’à une appréhension datée de l’idée de culture. Le marché de l’art, s’il affecte parfois la créativité et ses artistes, en raison de son caractère d’investissement spéculatif, toutes les acceptations de la culture n’en seront pas pour autant affectées.

A qui doit appartenir une œuvre ?
A qui doit appartenir une œuvre ?

LAH – Bien entendu, comme le précise Nicolas, le marché de l’art ne couvre qu’un pan limité de l’immense océan de potentialités qu’est la culture. Cependant, si l’on se concentre sur leurs points communs, on voit rapidement émerger l’idée que le caractère spéculatif du marché de l’art viendrait s’opposer à un objectif d’accessibilité pour tous des œuvres qui y sont vendues. Acheteurs anonymes venus du bout du monde, montants d’achat pharaoniques et starisation de quelques rares artistes vivants ne font que contribuer à cette impression. Cependant, le marché de l’art ne se limite pas à cela.

Premièrement, les galeries ont un rôle de découverte et de mise en valeur d’artistes, alors que les musées ne peuvent pas toujours prendre ce risque. Deuxièmement, il n’est pas nécessaire de détenir des millions pour acquérir une œuvre et accéder au statut de collectionneur, même si ce n’est pas donné à tous. Troisièmement, le droit de préemption permet à l’Etat comme aux collectivités publiques de se substituer à l’acheteur final d’une œuvre dans une vente aux enchères, assurant ainsi une prévalence du collectionneur public sur le collectionneur privé. Marché de l’art et culture pour tous cohabitent donc aisément.

(Pourquoi) l’argent est-il tabou dans le monde culturel ?

NSA – Cette dernière question s’inscrit dans la droite ligne de la première interrogation de cet article. Alors que pourtant la culture c’est 1,3 million de personnes en France et qu’investir dans la culture rapporte beaucoup plus que les dépenses liées au secteur, dans une acception large de la notion de culture comme nous l’avons évoqué précédemment. L’on pense ainsi au fort impact sur le tourisme lorsque le patrimoine est bien préservé ou lorsque des expositions d’envergures sont organisées.

De toute évidence nous avons tout à gagner d’une meilleure considération économique du monde culturel et il est presque irresponsable que des acteurs de la culture, même d’institutions muséales, persistent à se voiler les yeux face aux réalités économiques et aux besoins financiers de leurs actions. Il est possible que ce système des subventions publiques contribue à vicier le rapport que les équipements publics de la culture et institutions entretiennent avec l’argent. Mais ne l’oublions pas une subvention demeure une somme d’argent in fine.

LAH – Une certaine idée de l’art désintéressé, alliée à une méfiance vis-à-vis du pouvoir de l’argent et des motivations réelles ou supposées de ceux qui le détiennent sont à mon sens au cœur de cette question. Si l’on observe la place du mécénat dans le secteur culturel français, on ne peut que constater que, malgré une fiscalité très favorable et l’engagement réel et altruiste de nombreux acteurs privés – individuels ou entreprises – celui-ci reste très en deçà de ce qu’il se passe dans les pays anglosaxons. Pour avancer, la pédagogie est de mise, des deux côtés : mécènes comme créateurs de contenus doivent comprendre que le mécénat est avant tout une relation de confiance, où chacun a un rôle précis mais où les échanges de point de vue sont nécessaires et bénéfiques.

Autre aspect de cette question : le consentement à payer. Les visiteurs d’établissements culturels publics, conscients qu’ils contribuent déjà avec l’argent de leurs impôts, et qui n’ont pas toujours connaissance du travail et des coûts d’organisation d’un événement culturel, formulent souvent une défiance vis-à-vis des tarifs demandés ou du service rendu. De même, le confinement a entraîné une recrudescence des contenus culturels en ligne et, au sein des musées notamment, la question de la valorisation de ces contenus : quel modèle économique adopter s’il est tabou de faire payer l’accès à une visite virtuelle, à une application ou à un cours en ligne quand on est un établissement culturel public ? En parallèle de sa valeur intellectuelle et émotionnelle, la valeur économique de la culture doit être revalorisée et admise dans notre société.

Vous l’aurez compris, l’argent reste encore aujourd’hui source de tension et de non-dits et ce n’est pas le seul tabou. L’argent n’en est pas moins un sujet culturel et quelques établissements l’aborde avec brio. C’est le cas de la Monnaie de Paris ou de Citéco.

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