Le plus grand explorateur du XXe siècle serait-il une femme ? Si l’on fait cette analyse à l’aune du temps consacré à la découverte du monde, mais surtout à celle des efforts accomplis, des obstacles surmontés et des interdits braves, la réponse est sans conteste oui ! Et le titre revient à Alexandra David-Neel, une femme à la personnalité fascinante et au destin exceptionnel.
Aventurière, écrivaine, philosophe, orientaliste, tibétologue et fervente bouddhiste
Mais aussi journaliste, féministe, anarchiste et franc-maçonne, multiples sont les casquettes qu’a accumulées celle qui ne voulait pourtant être au départ « que » cantatrice. Elle le sera, mais peu de temps, car sa curiosité insatiable, son âme exaltée et son amour inconditionnel pour les voyages, la littérature, la philosophie et la spiritualité prendront le dessus et la mèneront jusqu’au Toit du monde.
Marchons dans les pas de cette force de la nature que rien n’a arrêté durant sa vie pour accomplir ses rêves tout en combattant les préjugés sexistes de son époque. Une vie consacrée à sa passion dont elle nous a laissé des témoignages visuels – plusieurs clichés de ses voyages – mais surtout écrits – de nombreux courriers, ouvrages, articles et essais – qui ont apporté un éclairage nouveau et authentique sur les cultures et religions asiatiques.
Marche comme ton cœur te mène et selon le regard de tes yeux.
Citation de l’Ecclésiaste qui, paradoxalement pour une bouddhiste, sera sa vie durant, la devise d’Alexandra David-Neel
Une voie déjà tracée ?
Née en 1868 d’un père instituteur, Louise Eugénie Alexandrine Marie David rêve toute jeune de monter sur les planches. Mais elle a surtout très tôt « la bougeotte ». Dès ses 15 ans, elle fait plusieurs fugues en Angleterre et en Italie pour, dit-elle, « voir ce qu’il y a plus loin ». C’est par l’art et notamment la musique qu’elle s’évade d’abord. Elle étudie le piano et le chant au Conservatoire royal de Bruxelles, formation qui lui permet de gagner rapidement sa vie comme chanteuse lyrique. Elle se produit ainsi sur quelques scènes à l’étranger, notamment dans les villes d’Hanoi, Athènes ou Tunis. C’est dans cette dernière qu’elle rencontre Philippe Neel (prononcez « nèl ») qui deviendra son époux en 1904. Un mariage qu’elle regrettera très vite et ne tardera pas à délaisser !
J’ai toujours eu l’effroi des choses définitives. (…) Je n’aime pas que demain ressemble à aujourd’hui. La route ne me semble captivante que si j’ignore là où elle me conduit.
A. David-Neel
En effet, cette jeune femme intelligente et indépendante recherche l’élévation intellectuelle et spirituelle
Elle lit aussi bien les romans de Jules Verne, dont les personnages aux aventures extraordinaires la font rêver, que les stoïciens gréco-romains. Cet intérêt croissant pour la philosophie, la spiritualité et les voyages la conduisent tout naturellement vers des études orientalistes. Pour perfectionner son anglais, indispensable à celles-ci, elle séjourne à Londres où elle visite assidûment la bibliothèque du British Museum. Elle se rend ensuite à Paris pour apprendre le sanskrit et le tibétain à la Sorbonne, dévore les ouvrages de la bibliothèque du musée Guimet (musée des arts asiatiques à Paris) et « subit l’irrésistible appel de la spiritualité orientale ».
Elle découvre alors sa vocation dans la voie du bouddhisme, avant même que sa pratique ne se répande en Europe et qu’elle ne découvre l’Asie, et sait déjà qu’elle sera orientaliste. Pourtant, elle souhaite très vite dépasser le strict carcan de la recherche érudite en allant expérimenter directement sur le terrain. Aux « orientalistes de salon » qu’elle critique, elle oppose d’emblée et revendique même le statut d’« orientaliste de terrain ». C’est alors un monde encore très fermé aux femmes, mais Alexandra n’en a cure : elle veut s’y faire un nom et part explorer le monde.
L’Asie comme terrain d’exploration et de savoir
Voyager pour découvrir le monde ou se (re)découvrir ?
C’est une orientaliste très jeune – elle a à peine 23 ans – et novice qui atterrit pour la première fois en Inde en 1891. Loin du voyage d’agrément que pratique les Françaises de son temps, elle entame alors, seule, ce qu’elle va appeler le « voyage érudit », initiant sa propre méthode d’étude de terrain. Elle fréquente les monastères, rencontre les sages et les lettrés, s’essaie à la méditation. Après un bref retour en Europe et en Afrique du Nord où elle continue quelques temps sa carrière de chanteuse, elle repart en 1911 en Asie, pour quelques semaines pense-t-elle. Son voyage durera quatorze ans.
Pourquoi a-t-elle choisi l’Asie ?
C’est la question qu’on lui pose peu de temps avant son décès, lors d’une interview réalisée chez elle ? « Aurais-je pu choisir autre chose ou étais-je conditionnée de façon à choisir cela ? » répond-elle philosophiquement. Pour celle qui a fait très tôt le choix du bouddhisme, l’Asie s’est naturellement imposée.
A dos de mule, de yack ou à pied, marchant dans les pas du Bouddha en quête de connaissance et de reconnaissance, mais aussi d’elle-même, elle sillonne d’abord le Sri Lanka puis l’Inde, du sud au nord, avant de rejoindre le Sikkim (à la frontière tibétaine). Mais son rêve ultime, c’est le Tibet…
Je sentais instinctivement que derrière les montagnes couvertes de forêts qui se dressaient devant moi et les lointaines cimes neigeuses pointant au-dessus d’elles, il existait, vraiment, un pays différent de tout autre.
Atteindre Lhassa à tout prix
S’ensuit une série de rencontres uniques et d’aventures dignes des romans qu’elle lisait enfant. Première femme européenne à rencontrer le 13e Dalaï-Lama en 1912 et à être initiée aux rites du bouddhisme tibétain, qu’elle continuera à pratiquer toute sa vie, elle entre à deux reprises au Tibet, bravant l’interdit. Elle séjourne ensuite en ascète pendant 2 ans dans un ermitage du Sikkim, à 3900 mètres d’altitude, où elle étudie et médite auprès du gomchen de Lachen, moine le plus renommé du pays.
Jusqu’en 1925, elle parcourt l’Asie : Japon, Corée, Mongolie, Chine, et même Tibet. Mais la « dame lama », comme on la nomme alors, voyage désormais accompagnée. Elle a pris à son service Aphur Yongden, un jeune lama tibétain de 15 ans, qui deviendra bien plus qu’un compagnon de voyage : elle fera de lui son fils adoptif en 1929, lui qui avait renoncé à tout pour suivre cette femme étonnante devenue son maître spirituel.
Installée à Kumbum, aux portes du Tibet, elle n’a alors plus qu’un seul rêve en tête : découvrir la capitale de ce pays. « Lampe de la sagesse » (nom religieux donné par le gomchen de Lachen) est-elle si sage lorsqu’elle fait le pari fou de pénétrer un lieu interdit aux étrangers depuis 1792 ?
Cette expédition clandestine hautement périlleuse pouvait en effet s’avérer doublement fatale
Entreprendre un parcours dans des conditions extrêmes et affronter de multiples dangers – la faim, le froid, la fatigue, les mauvaises rencontres de brigands ou d’animaux sauvages – pour une personne peu préparée physiquement (cette femme de petite taille n’a rien d’une sportive !) est une chose. Être arrêtée et condamnée par les autorités locales pour avoir osé s’aventurer sur un territoire qui lui est défendu en est une autre !
Qu’importe, l’intrépide aventurière s’y reprend à six fois et parvient en 1924, à force de persévérance et de ruse, aux termes d’un parcours global de plus de 3000 kilomètres qui aura débuté dans la province du Yunnan (Chine) et huit mois d’errance à pied, à entrer, déguisée en pèlerine mendiante et épuisée, dans Lhassa. Elle réalise ainsi une prouesse qu’aucun explorateur avant elle n’avait accompli, encore moins une femme occidentale. Le « mythe de la femme aux semelles de vent » est né.
Cet exploit fait la une des journaux et lui assure une gloire internationale
Mais lui vaut, ironiquement, le 1er prix d’athlétisme féminin, car on reconnaît d’abord son incroyable performance physique pour une femme, non entraînée qui plus est ! Ce n’est pourtant pas ce que l’érudite attendait et, malgré les conférences, interviews et publications qui se multiplient, elle rêve de montagnes et de silence. Elle se retire alors dans une villa des Alpes-de-Haute-Provence, son « Himalaya pour Lilliputiens », où elle peut mettre par écrit tout ce qu’elle a appris en Asie. Elle y retournera à l’âge honorable de 70 ans, de 1937 à 1946, pour approfondir ses connaissances sur les différentes voies du bouddhisme, notamment en Chine.
Écrire pour témoigner et éclairer
Première femme lama au monde, elle fonde le premier ermitage lamaïste de France où des pratiquants viennent toujours prier aujourd’hui. Après ses voyages, dans sa modeste demeure, son principal objectif est de « transmettre la pensée bouddhiste à l’Occident ». Car en pratiquante convaincue, son rôle est de sortir l’Homme de l’état de souffrance par l’ignorance dans lequel il se trouve. Faire connaître au monde la philosophie et la spiritualité bouddhiques, la culture de l’Inde et du Tibet, encore très mal connus et auréolés de mystères à l’époque, était sa dernière mission.
Traduction de textes tibétains, rédaction d’articles et d’ouvrages, elle travaille inlassablement des heures durant, s’interrompant seulement pour somnoler sur son fauteuil-lit ou faire de petites excursions avec Yongden dans l’arrière-pays.
L’illumination, c’est arriver à voir des choses qu’on ne voyait pas auparavant.
Samten Dzong, le dernier refuge
A Digne-les-Bains, toujours visible aujourd’hui et attirant chaque année de nombreux visiteurs, s’élève la maison de l’exploratrice. Samten Dzong, qui signifie « Forteresse de la méditation », est un lieu atypique à l’aura particulière laissée par son ancienne propriétaire. Succédant à Yongden après son décès brutal, Marie-Madeleine Peyronnet, la fidèle secrétaire et confidente d’Alexandra David-Neel qui l’a accompagnée pendant les dix dernières années de sa vie, y vit toujours, prenant soin de ses biens comme si elle y était encore.
Hérisson et Tortue, comme elles se surnommaient toutes deux : la première pour son caractère incisif, la seconde après l’anecdote mémorable du jour où elle prit un bas de coton entortillé trouvé au sol pour une tortue égarée. Elles ont vécu là une relation amicale forte, malgré la personnalité intransigeante de l’aventurière. « Cet océan d’égoïsme et Himalaya de despotisme » comme lui déclare un jour sans détour son intendante est pourtant si attachante que l’explosif binôme ne se séparera qu’à la mort d’Alexandra David-Neel, en 1969, à l’âge de 101 ans, alors qu’elle venait de renouveler son passeport pour un nouveau voyage…
L’Inde sera, en dernière consolation, son ultime demeure : ses cendres sont dispersées dans les eaux du Gange, à Bénarès, selon ses volontés.
Dans son dernier refuge, l’exploratrice a aménagé au rez-de-chaussée son « petit Tibet »
Un cabinet aux allures de temple destiné à accueillir ses nombreux trésors rapportés de ses voyages. A l’étage, dans la pièce qu’elle appelait son « trou », une chambre exiguë jouxtant un bureau, le tout aménagé spécialement pour qu’elle puisse y dormir et y travailler, cette travailleuse acharnée étudiait le bouddhisme, lisait les Veda ou la Bhagavad-Gîta (textes sacrés de l’hindouisme) en sanskrit, et noircissait des pages à longueur de journée.
Dépassant les plus éminents spécialistes de son temps, celle qui avait séjourné au total 25 ans en Asie et vécu comme une partie de sa population et dans les conditions les plus rudes, avait non seulement acquis une connaissance aigue mais surtout une expérience unique qui légitimait pleinement son statut de « grande dépositaire occidentale de la sagesse orientale ».
Bien plus qu’une exploratrice – on pourrait même dire une véritable reporter avant l’heure –, Alexandra David-Neel a laissé une œuvre « d’une densité et d’une force considérable »
Elle a offert une connaissance de l’Inde et du Tibet aux Européens comme jamais ils n’en avaient eu auparavant et ouvert des perspectives nouvelles à la pensée occidentale du début du XXe siècle. A notre époque où un besoin constant de spiritualité se fait sentir, son parcours fait à la fois sens d’un point de vue individuel, mais résonne aussi universellement. Les nombreuses recherches en cours encore aujourd’hui sur ses écrits et ses explorations inspirent artistes, auteurs, photographes, réalisateurs et philosophes ; tous sont touchés par la personnalité de cette femme incroyable, modèle de courage et de détermination qui, en voulant marquer les esprits, a réussi bien au-delà de ses espérances et de son siècle.
Et vous, jusqu’où iriez-vous par passion ?
A lire : son best-seller, Voyage d’une Parisienne à Lhassa, paru chez Plon en 1927 et republié chez plusieurs éditeurs. A visiter : sa maison, Samten Dzong, transformée en musée, à Digne-les-Bains.
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Par Azza Frossard,
1 Comment
Très bon article donnant envie de se plonger et de s’évader dans ses découvertes et sa quête