La Dame à la Licorne est attendue en salle d’embarquement terminal 3. Aller simple direction le musée de Cluny, le vol partira à 20 h 53 heure locale. Vous imaginez si c’était si simple de faire transiter une œuvre d’un endroit à un autre. Ce serait vraiment pas mal, bon un peu encombrante comme voisine de siège, mais très silencieuse, cela dit.

C’est vrai que quand on parle du musée de Cluny, on sait qu’on y va pour voir La Dame à la Licorne. Un peu comme La Joconde au Louvre ou la Tour Eiffel à Paris, mais comment est-elle arrivée là ?

« On se retrouve au musée? » est un podcast du musée de Cluny, musée national du Moyen Âge.
Production et Réalisation : Cultur’easy Podcast et Sens de la Visite
Signature sonore : Théo Boulenger

Pourquoi est-ce que ces tapisseries se sont retrouvées à Cluny ?

Qui s’est dit, tiens, elle se plairait bien ici ?

Eh bien toutes ces étapes, ça s’appelle, mesdames et messieurs, « La Politique d’acquisition », alors je sais que dit comme ça, on dirait un peu un sujet de philo et comme on n’a pas 4 heures, je vais essayer de vous l’expliquer brièvement.

En 2002, il y a une loi qui précise qu’un musée a pour vocation de restaurer, d’étudier et d’enrichir ses collections.

Et justement pour enrichir ses collections le musée n’a pas beaucoup de solutions. Soit il prospecte façon enquêteur dans les galeries ou auprès de collectionneurs. Soit il va en salle des ventes aux enchères ou bien encore, il reçoit directement des dons de personnes.

Après le musée n’accepte pas tous les objets qu’on lui présente

C’est pour ça qu’on parle de « Politique d’acquisition ». Parce qu’en réalité, il y a une vraie stratégie pour choisir les œuvres à acquérir. Soit le musée à des trous dans ses collections, et donc il va chercher à les compléter. Soit le musée cherche à enrichir plus généralement ses points forts qui le distingue des autres musées du Moyen-âge dans le monde.

Par exemple à Cluny, la spécialité est notamment les objets en émail du Limousin. Donc s’il s’en présente demain sur le marché, le musée aura tout intérêt dans sa stratégie, à les acquérir. En fait la logique d’une politique d’acquisition répond à ses deux questions :

– qu’est-ce que j’ajoute aux collections du musée ? et

– pour quel projet ? chaque musée en réalité fait ses propres choix.

D’ailleurs, récemment, le musée de Cluny a acquis « L’enfant Jésus »

Il s’agit en réalité d’une statuette du Christ représenté sous les traits d’un enfant souriant nu au corps potelé. Mais sous ses airs de poupon, c’est une pièce inédite qui est venue compléter la collection du musée. Je vous propose d’en savoir plus sur les coulisses de cette acquisition grâce à Jérémie qui est sur les lieux…

Jérémie : oui, je suis en plein milieu de la cour du musée de Cluny. Il y a le café des amis qui est juste devant moi. Il y a des gens qui sont en train de se restaurer. On est en plein après-midi, le soleil brille. Et je vais rencontrer Damien Bernet le conservateur des sculptures du musée de Cluny.

Pourquoi cette pièce en particulier a-t-elle atterri dans vos collections ? Comment « L’Enfant Jésus » est arrivé au musée de Cluny ? 

Damien Bernet : on l’a repéré dans un catalogue de vente, puisqu’il est passé dans une vente aux enchères à l’hôtel Drouot en décembre 2018. Donc il était isolé, il n’appartenait pas à un ensemble particulier. On a aucune idée de sa provenance avant la vente, on ne sait pas à quelle famille il appartenait. En revanche on a tout de suite identifié son style. Il est caractéristique de ce qui se fait à Malines une ville de la Belgique actuelle, dans le Brabant historique. Une ville spécialisée dans la production de statuette de dévotion privée et il se trouve que le musée de Cluny est riche d’un petit ensemble de sculptures Malinoises diverses. On a une Sainte Anne trinitaire, un Saint Michel ou encore une Vierge à l’Enfant. Et il nous manquait un Enfant Jésus. C’est-à-dire propre à venir étoffer un corpus à la fois géographique, mais aussi iconographique.

Le musée de Cluny, possédait aussi depuis une dizaine d’année un Berceau de dévotion

C’est-à-dire une petite structure en bois finement ouvragée, réalisée à Bruxelles, un autre foyer artistique du Brabant et il se trouve que ces berceaux servaient à bercer symboliquement des effigies de l’Enfant Jésus.

Alors, pas spécifiquement cette effigie-là évidemment. Puisqu’on observe qu’il y a différentes échelles de l’Enfant Jésus. Des tout petits, d’assez grands et des moyens et celui-ci, évidemment, était trop grand pour correspondre aux dimensions de notre berceau. Mais la confrontation des deux objets, était de nature nous semblait-il à évoquer puissamment ce type de dévotion.

Et donc le musée de Cluny s’est positionné, a réuni la somme nécessaire pour pouvoir préempter. Et le musée a réussi à coiffer la dernière enchère et donc à acquérir la statuette.

Caroline : pour enrichir les collections publiques du musée, Cluny, comme tous les autres musées nationaux, peut faire jouer son droit de préemption lors d’une vente aux enchères,. C’est-à-dire à acquérir l’œuvre au prix du dernier enchérisseur, un enchérisseur d’ailleurs que le musée ne connaît pas forcément.

Damien Bernet : autrement dit, il y a une part de mystère. Voilà ! On est confronté à des puissances invisibles contre lesquelles nous luttons et dans ce cas-là, c’était effectivement un enchérisseur anonyme. Donc, il arrive que l’on comprenne par notre connaissance du milieu, l’enchérisseur potentiel. Il peut s’agir d’un particulier qui a un coup de cœur pour l’objet. Il peut s’agir d’un marchand d’art. Mais on fait en sorte qu’il ne s’agisse pas d’un musée, c’est-à-dire d’un concurrent institutionnel.

Généralement, on s’assure que les autres musées d’Art Médiéval qui seraient susceptible de se porter sur ce genre d’objet, n’y vont pas en même temps que nous.

Ce qu’il faut avoir de présent à l’esprit, c’est que quand on enrichi le musée de Cluny, on enrichi un musée national. Un service à compétences national qui est le musée national du Moyen Âge et qui dépend d’une tutelle du ministère de la Culture.

Enrichir le musée de Cluny, en fait, c’est enrichir les collections publiques, et plus spécifiquement les collections nationales. C’est un phénomène qui nous dépasse en fait. Puisque si l’objet est affecté au musée de Cluny, il appartient en réalité à l’État, dans l’émanation en l’espèce et les mystères de la culture.

Jérémie : est-ce que cela a été compliqué globalement toute cette entreprise ?

Damien Bernet : c’est toujours compliqué parce que ça va très vite en réalité lorsqu’un objet passe en vente publique, lorsque l’on voit le catalogue de vente, généralement, il ne nous reste plus dans le meilleur des cas deux trois semaines, dans le pire des cas, quelques jours, ça suppose donc d’être très réactif, c’est-à-dire de convaincre la tutelle au ministère de la Culture, de l’intérêt de la pertinence de l’acquisition.

Caroline : l’acquisition d’une œuvre se fait en réseau en dialoguant avec les autres musées nationaux et après passage en commission collégiale.

Damien Bernet : parallèlement, on se met en quête d’une source de financement. Alors dans le meilleur des cas, on est en début d’année et la subvention d’État, c’est-à-dire la ligne budgétaire affectée aux musées nationaux, qui sert à acquérir est encore inentamé. S’il s’agit d’une vente en fin d’année comme cela a été le cas en décembre 2018 et bien cette ligne était asséchée. Il fallait donc solliciter des mécènes.

Caroline : le musée de Cluny peut notamment compter sur le soutien de la Fondation privée La Marck. Dont la mission est d’aider des musées nationaux français à préempter des œuvres d’Art en vente publique. Cette fondation a notamment permis de constituer l’enveloppe suffisante pour acquérir le Petit Jésus. 

Jérémie : une fois que l’Enfant Jésus est arrivé au musée, vous l’avez exposé ?

Est-ce que vous étudiez ensuite la façon dont l’œuvre se comporte dans le musée ? Est-ce qu’elle s’intègre bien dans la collection ? Comment elle est regardée par le public et comment elle est analysée, comment elle vie finalement dans le musée ?

Damien Bernet : pour vous répondre, je vous détrompe, en réalité, elle n’a pas été exposée tout de suite. Il a d’abord été confié à un restaurateur qui l’a étudié en particulier sa polychromie. C’est-à-dire sa parure colorée. Et cette étude a débouchée sur une restauration qui a consistée en fait en un nettoyage de la polychromie médiévale qui est très bien conservée.

Ensuite, l’Enfant est apparu une première fois dans le musée. Alors pas dans le parcours permanent, mais dans une petite exposition. La dernière avant la fermeture du musée pour travaux qui était dédiée à la vie quotidienne au Moyen Âge. Ensuite, il est retourné en réserve en attendant de trouver sa place définitive dans une vitrine appartenant au parcours des collections.

Autrement dit, il est visible du grand public de manière permanente depuis le 12 mai 2022

Il vient d’être sorti de sa vitrine pour être placé dans une autre au sein d’une exposition dite d’actualité, intitulée « Acquisition récente du musée de Cluny 2017-2022 ». Et d’une manière très cocasse, souvent, les gens en fait par mimétisme, ont tendance à gonfler les joues. Ils voient l’Enfant aux joues rebondies et ils l’imitent par un effet miroir. Et dans un second temps, ils lisent le cartel et ils mesurent le caractère particulier de cet enfant qui peut exercer sur certains visiteurs une forme de gêne. Puisque c’est ce que je vous disais, l’Enfant soutient leur regard. Plus exactement quand un bébé vous fixe dans les yeux, cela créer un sentiment confus et antinaturel. Ce regard aiguille le visiteur sur la dimension très particulière de cet enfant.

Caroline : et maintenant que l’Enfant Jésus est là, je peux vous dire qu’il n’est pas prêt de quitter le musée de Cluny.

Damien Bernet :il fait maintenant partie de la famille. En tant que partie constitutive de la collection du musée de Cluny, cet Enfant Jésus est inaliénable et imprescriptible. C’est-à-dire que l’on ne peut ni le vendre ni le donner. Il fait parti pour toujours de la collection du musée, mais pour notre plus grand plaisir.

Caroline : mais concrètement, qu’est-ce que cette petite statuette nous raconte de la vie au Moyen Âge ?

Damien Bernet : lorsqu’ une jeune fille de l’aristocratie ou de la bourgeoisie entre dans les Ordres elle renonce à sa maternité. Elle renonce à la perspective d’avoir des enfants. Et le fait d’offrir un Enfant Jésus en bois polychromé à une jeune fille qui entre dans les Ordres n’est pas tout à fait anodin.

En réalité, il sert de support de dévotion. Et peut être aussi d’une certaine façon, et là, on est vraiment dans une réflexion anthropologique. Il sert de support, plutôt de substitut, de dérivatif à la maternité contrariée de la jeune moniale. Et donc on a des descriptions de la façon dont les nones ou les béguines les utilisent, elles s’endorment avec la statuette sur leur sein comme pour endormir l’Enfant, elle le berce dans un berceau de dévotion avec des grelots, donc c’est une expérience sensorielle complexe, on voit l’Enfant, on le touche, on le balance, en le balançant on fait tinter les grelots et puis les moniales peuvent également constituer un trousseau à l’Enfant donc elles le vêtent de différentes façons et s’en occupent un peu comme elles s’occuperaient d’un nourrisson.

Caroline : finalement, derrière le terme un peu barbare de « Politique d’acquisition » se cache une belle ambition, celle de préserver ces objets et de faire connaître leur histoire dans la Grande Histoire.

Damien Bernet : donc c’est comme si l’œuvre avait plusieurs vies et qu’après avoir connue une errance au cours des siècles de mains privées en mains privées elle était finalement vouée à une vie publique sans se départir tout à fait de ses fantômes d’intentions privés.

Caroline : à défauts de voyager en avion, ces objets historiques voyagent dans le temps grâce au super travail des conservateurs du musée de Cluny.

Bon euh Caroline, ça fait trois heures qu’on vous attend au terminal 3 là !!

L’avion va partir !!

Caroline : bon aller, je file ! je vous retrouve très vite et j’ai encore plein plein de choses à vous faire découvrir sur le musée de Cluny, il me semble d’ailleurs avoir aperçu Jérémie s’y glisser de nuit, aller affaire à suivre.

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