Un Prix Nobel de littérature, beaucoup de lucidité, un autre regard sur le temps, quelques regrets, mais de la colère aussi. Annie Ernaux, c’est depuis longtemps dans toutes les bonnes librairies et c’est tout de suite dans C’est comme la confiture.

Crédits : Podcast proposé par Cultur’easy
Concept de Marion Labbé-Denis
Écriture et Voix de Marion Labbé-Denis
Musique Originale de Lucas Beunèche
Montage & Mixage de Lucas Beunèche
Conseil artistique : Caroline Garnier
Production artistique : Elodie Bedjai

Retranscription de l’épisode Annie Ernaux, un Prix Nobel qui a trouvé sa place

Il y a plusieurs années, on m’a offert La femme gelée d’Annie Ernaux. À l’époque, je faisais partie d’un club de lecture qui ne comptait pas moins de deux membres. Je sais, c’est impressionnant, ça fait un sacré club. Chaque mois, on s’organisait un dîner au cours duquel on discutait des livres lus, même si pas que, évidemment.

Celle qui recevait cuisinait et celle qui était reçue apportait les livres du mois suivant. Je ne vais pas vous mentir, on mangeait mieux quand c’est pas moi qui cuisinais. Encore que, je me souviens d’un plat de tagliatelles de courgettes au pesto pas piqué des hannetons dont j’étais plutôt fière. Bon, c’était pas la saison, et c’était sponsorisé par une marque de pâtes bien connue de tous. Mais, à chacun ses exploits. De toute façon, je n’avais aucune chance de rivaliser avec les talents culinaires de ma copine Romane. Elle ferait de l’ombre à n’importe quel étoilé Michelin. Comment ça, j’exagère ? Non. Vous ne connaissez pas ma copine Romane, ok.

Ce club, c’était aussi l’occasion d’un accord mets et vins qui soulignait subtilement notre passage à l’âge adulte

Terminé le Sire de Beaupré, bonjour le Chenin Blanc de Loire et autres Pouilly fumé du Domaine des terres blanches. C’était l’occasion rare mais appréciée, de passer chez le caviste.

Caviste, à qui on disait allègrement : “Oui, bonjour, je cherche un petit vin blanc sec”. Je ne sais pas pourquoi on s’entête à remplacer à prix abordable par petit. Comme si on jouait aux Polly pocket ou qu’on cherchait une bouteille de 10cl. Mais donc “Un petit vin blanc sec assez minéral, à la limite du calcaire”. Bon, cette phrase n’est pas validée par la fédération des cavistes. Mais c’est la seule que j’ai trouvée pour leur dire que j’aimais bien les vins avec un arrière goût de cailloux. Et elle, ou lui, de me répondre, “Alors là, on est sur quelque chose de très parfumé”.

Ah, ben moi je ne suis sur rien du tout mais vous, peut-être. “C’est un vin élaboré par macération pelliculaire, c’est très franc, complexe avec un nez généreux, avec ça vous ne pouvez pas vous tromper”. Je suis toujours enchantée par cette phrase. Je crois que j’aurais bien aimé être caviste en fait. Rien que pour pouvoir créer des comparaisons alambiquées à longueur de journée. Genre un arrière goût de noisettes macérées, de forêt sablonneuses, ou de bois rougit par le soleil couchant. Mais aussi et surtout pouvoir dire à des gens de façon régulière qu’ils “ne peuvent pas se tromper.”

Toujours est-il qu’avec ce club de lecture, on a un peu exagéré

Pas sur le vin mais sur le nombre de livres qu’on prévoyait de lire d’un mois sur l’autre. Parce qu’on est quand même passées de 1 à 2 puis 3 et après, c’était un peu l’escalade de la violence. La frénésie de la pile de livres. Mais c’était si dur de choisir. C’est vrai quoi ! Acheter des livres et les lire, ce sont deux activités totalement différentes qui n’ont pas grand chose à voir l’une avec l’autre. Ou, si peu…

Enfin ! Parmi la sélection du mois d’août 2018, qui contenait un polar de Donato Carrisi et le Quatrième mûr de Sorj Chalendon, se trouvait “La femme gelée” d’Annie Ernaux. Je l’avais trouvé très beau. Mais je n’avais pas vraiment saisi au départ. Je ne voyais pas où est-ce qu’on voulait m’emmener, et j’étais un peu passée à côté.

Très sincèrement, je suis convaincue que les livres ont leur propre rythme

Parfois ils ne sont pas dans nos mains au bon moment, on se croise sans se voir, mais ils reviendront… Ou pas. C’est comme ça. Mon prof de philo par exemple. Il m’avait conseillé il y a très longtemps L’homme sans qualités de Robert Musil. Flattée d’avoir droit à un conseil personnalisé de la part de celui qui écrivait sur mes copies “Un poil dans la main ?”. Et autres “Travail d’un artisan honnête fournissant le strict minimum syndical”. J’avais fini par me l’offrir. 833 Pages. Chiant comme la pluie. Enfin, sur le moment c’est ce que je me suis dit. 

Je ne l’ai toujours pas lu. Mais de temps en temps je le tente. À base de “Est-ce que ce ne serait pas l’heure du Robert Musil ?” Et puis, non, toujours pas. Je lis trois pages et je le repose. Mais, je ne lâche pas l’affaire. Depuis dix ans il est là. Il me suit dans tous mes déménagements. Et même si je ne l’ai jamais lu, je l’ai déjà offert. À quelqu’un qui souffrait d’insomnies. En disant si avec ça et une tisane nuit calme tu ne t’endors pas, je ne sais pas quoi faire pour toi. Cela dit, dans la mesure où tout le monde a l’air d’accord pour dire que c’est un livre. Que dis-je ?! Un monument exceptionnel. Peut-être que ce sera le moment du monument un jour et que j’en ferai même une chronique. Mais ce jour, c’est juste pas aujourd’hui.

Aujourd’hui c’est d’Annie Ernaux que je voudrais vous parler

L’autrice de cette phrase devenue célèbre : “J’écrirai pour venger ma race”. Une phrase qu’elle a écrit il y a plus de soixante ans dans son journal intime alors qu’elle avait 22 ans.

Vous en avez sans doute pas mal entendu parler ces derniers mois. Puisqu’elle a remporté le Prix Nobel de littérature le 10 décembre dernier. Et qu’elle figure en top des ventes partout en France.

Annie Ernaux, elle vient d’une commune normande, qui s’appelle Yvetot. Ses parents tenaient un petit commerce, une épicerie qui faisait aussi café. Elle est agrégée de lettres et a écrit une vingtaine de livres depuis les années 70. Des textes forts dans lesquels elle raconte ce qu’elle a vu et entendu. Mais aussi et surtout ce qu’elle a été, ce qu’elle a vécu. Dans ses livres, elle parle de rapports de classe, de passions amoureuses, de vie conjugale, d’attachement, d’avortement, et du temps qui passe.

Ce que j’aime dans son écriture, c’est que ce n’est jamais simpliste, chaque détail compte

C’est comme une peinture impressionniste. C’est par touches qu’elle dessine le monde et l’univers dans lequel elle a évolué. À chacun d’y trouver ce qui le marque, de faire les liens qu’elle suggère ou de s’en éloigner. Ses écrits, c’est comme un peu comme une vague qui transporte avec elle des tas de coquillages de toutes les tailles et de toutes les formes. Qui passeraient dans un tamis et chacun en fonction de son histoire personnelle, en retient quelque chose de différent. Ouh là, je n’ai rien à envier aux caviste en fait avec ce genre de comparaisons.

Bref, elle raconte son histoire, mais très souvent c’est aussi un peu celle des autres. Le témoignage d’une époque. Toujours par petites touches. Ce n’est jamais tout blanc ou tout noir, c’est mi-gris, plus ou moins lumineux ou au fil des pages. On comprend l’insupportable mais on comprend aussi pourquoi est-ce qu’il a été supporté. Il y a un quelque chose de l’ordre de l’indicible qui est écrit dans ses livres. Et l’air de rien, elle apporte à sa propre histoire une dimension politique qui fait du bien. Qui rend certains sentiments presqu’inavouables si ce n’est compréhensibles, au moins lisibles. Elle développe un rapport au soi d’un autre temps qui semble assez salutaire.

Il y a dans chacun de ses livres une pluralité de voix. Elle est à la fois celle qui parle et celle dont elle parle. Elle ne s’épargne rien, ne se donne pas le bon rôle. Mais cherche sa juste place dans tout ce qui a fait d’elle ce qu’elle est au moment où elle écrit. Peut-être que l’on gagnerait à avoir ce regard qui se veut objectif mais bienveillant. Envers ce que l’on a été avec les clés qui nous étaient données à ce moment-là. Sans s’épargner mais sans se juger à l’excès non plus.

Annie Ernaux, c’est du quotidien qu’elle parle

De sa grandeur, de ses drames, des injustices les plus intimes, qui peuvent pour certaines paraître minimes. Mais qui laissent des traces immenses même quand ça ne se voit pas. C’est depuis son expérience, qu’elle porte un regard lucide sur tous les événements qu’elle a traversés. Avec une façon de parler si simple, si terre à terre, si accessible.

Dans “La femme gelée” dont je parlais plus haut. Elle raconte, ses premières années de mère et de femme mariée. Ce à quoi elle donne du sens à travers son récit. C’est un tas d’injustices ancrées, tellement ancrées que l’on ne se sent pas. On ne se sent plus la force de lutter. Des petites injustices constantes et répétées contre lesquelles il est impossible de se rebeller sans tout remettre en question. C’est un discours éminemment politique qu’elle porte. Parce que, ce qu’elle montre parfaitement c’est que, tout ça s’intègre dans un système. Qu’il est impossible de faire bouger les lignes sans passer pour une déséquilibrée. Sans mettre en péril un équilibre qui n’est pas le sien, mais celui des autres. Un système qui oblige à se plier, pour faire au mieux. Pour ne pas décevoir un système qui pousse à une course constante pour se dégager un minimum de temps pour soi.

Et puis, d’un point de vue purement formel, il y a dans ses lignes, une liberté dans l’utilisation des points. Qui moi me fait du bien. Elle crée un rythme qui est le sien. Celui de la réminiscence peut-être, celui du souvenir, je ne sais pas.

Quand on m’a suggéré cette chronique, je me suis mise à lire La Place et ça m’a bouleversée

Ce livre, Annie Ernaux l’a écrit après la mort de son père. C’est un livre qui raconte un transfuge de classe. La peur d’être jugé pour l’endroit d’où l’on vient. Il raconte le mépris, la honte, la crainte viscérale d’être démasqué. Et puis aussi l’arrogance déplacée de celle qui revient parmi les siens après avoir accédé à autre chose. À autre chose, que l’on pense plus grand, mais qui ne l’est pas forcément. 

À travers sa propre expérience, elle raconte une époque, des façons d’être, des règles, des codes, les siens. Mais aussi ceux des autres dont elle se sent exclue. En le lisant, j’ai eu envie de pleurer et de serrer très fort dans mes bras des gens qui sont déjà partis. J’ai l’impression d’avoir saisi des choses d’un monde dont je n’ai jamais connu que des bribes de récits. J’y ai retrouvé des expressions que je ne me souvenais même pas avoir entendues. J’y ai lu des façons d’être et de parler dont je n’avais jusqu’alors jamais saisi la portée. C’était un peu comme si je pouvais plus facilement comprendre des réactions qui m’avaient toujours échappées. J’ai trouvé ce livre d’une justesse assourdissante.

Après La place, j’ai fait une petite folie en passant à la librairie de mon quartier

J’ai mis un peu de temps à trouver les livres d’Annie Ernaux. Mais une fois que j’ai eu trouvé le recoin dans lequel étaient rangés Mémoire de fille, Les années, L’événement, Le Jeune homme, et les Armoires vides, j’ai été incapable de choisir. Et je suis repartie avec cinq livres sous le bras. Comme si je n’avais pas déjà une pile de livres à lire qui m’attendaient à la maison. Mais, c’est plus fort que moi, Robert Musil attendra. Les livres de poche exercent sur moi un genre de fascination. Je ne sais pas si c’est le fait de n’avoir aucun scrupule à les corner, à les emmener partout et à écrire dedans. Mais il y a quelque chose qui les rend pleins de promesses à mes yeux. Je trouve que les livres de poches sont des objets dont on ne soupçonne pas assez la portée.

En fonction de ce qu’ils renferment ils peuvent être si précieux. Pourtant ils n’en ont jamais l’air. Ce sont des objets modestes les livres de poches, ils cachent bien leur jeu. Quelque part, les livres de poches sont un peu comme Grand Mère Feuillage dans Pocahontas. Au départ on ne voit pas tout ce qu’ils peuvent nous apporter. Et puis ils s’animent et libèrent tout un tas de choses qui font grandir, réfléchir ou qui nous permettent de nous divertir. Alors pour moi, les bibliothèques c’est un peu comme tout plein de Grand Mère Feuillage. C’est limite si je n’entends pas la bande son du dessin animé quand je rentre dans une librairie. Na na na na na na na na na na. Avec la voix d’Anny Cordy qui dit “Quand l’esprit te parlera sa flamme t’embrasera”. Oui parce que dans la version française c’est Anny Cordy qui fait Grand Mère Feuillage. Oui, bon bah j’habite à Paris. Il faut bien que je trouve deux trois coins de verdure au moins dans ma tête, hein.

Mais je m’étale, je vous conseille de lire Annie Ernaux, si vous sentez que c’est le moment

Si vous aimez entrer dans un récit comme si vous en aviez toujours fait partie. Si vous aimez les récits autobiographiques qui sont pourtant universels. Parce qu’on dit quand même qu’elle a inventé l’autobiographie impersonnelle, et ça c’est pas rien.

Si vous souhaitez vous y essayer. Sachez que ses livres, contrairement à ceux de Robert Musil, ne font qu’une centaine de pages en moyenne. Et sont presque tous disponibles en format poche. Si vous n’aimez pas particulièrement lire, mais que voulez en savoir plus, je vous conseille le merveilleux épisode de l’émission de Guillaume Gallienne Ça peut pas faire de mal . Dans lequel il propose une lecture de La Honte d’Annie Ernaux, un excellent moyen de découvrir ses écrits. Et puis du Guillaume Gallienne dans les oreilles, honnêtement c’est toujours une bonne idée quel que soit le sujet abordé.

Alors voilà, c’est tout pour moi, bisette.

PS : Ah et si vous voulez vous donner des airs d’Augustin Trapenard, franchement n’hésitez pas à vous créer un club de lecture.

Dans l’absolu, vous n’avez pas besoin de carte de membre, ni de distribuer des gommettes. On est pas obligé de s’infliger du Proust. C’est un bon moyen de créer un rendez-vous récurrent avec les copains et mine de rien. Ça fait toujours du bien, alors avec ça, vous ne pouvez pas vous tromper.

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